-
Depuis combien de temps n’avait-on pas été à ce point saisi par un début de film ? A vrai dire l’ouverture de The Brutalist nous a quand même rappelé les rumeurs sonores, stridentes et explosives, de La Zone d’intérêt. Ou le plan-séquence du Fils de Saul. Deux films qui, d’une certaine manière, traitent d’une histoire commune, et explorent l’inhumanité. Ici tout commence par un générique monochrome dont la typo très Bauhaus s’inscrit à l’écran de manière fonctionnelle et répétitive. Puis vient le chaos. Un prologue infernal qui ouvre cette oeuvre monstrueuse (dans tous les sens du terme). Pendant quelques minutes, on suit dans un bruit de machinerie industrielle assourdissant, une silhouette. L’homme court à travers un dédale de tuyaux, se cogne contre des gens, s’échappe à travers des coursives, au milieu de cris et d’un vacarme inquiétant. On ne sait pas où l’on est. On ne le saura jamais vraiment. Est-ce un camp ? une ville ? un ghetto ? une prison ? Ce passage illustre les ambitions démesurées du film - résumer en quelques minutes l'Holocauste et l'expérience migratoire du héros. Et quand la silhouette finit par apercevoir le jour, accélérer sa course, c’est pour se retrouver sur un navire devant la Statue de la Liberté. Mais celle-ci est aperçue du point de vue du héros, groggy et lessivé, allongé sur le pont. Et qui voit donc la statue inversée, la tête à l’envers. C’est le symbole de ce qui va suivre.
Laszlo Toth (Adrien Brody, regard triste et lucide, aussi impressionnant que dans Le pianiste), fut autrefois un architecte de génie à Budapest. Il a fui la guerre qui vient de se finir et il est aujourd’hui condamné à végéter chez son cousin propriétaire d’un magasin de meubles à New York. Un magnat du coin, répondant au nom très WASP de Van Buren (fantastique Guy Pearce, mi rigolard mi inquiétant), va lui donner sa chance et l’engager pour bâtir un projet hors-norme. Intitulé “Enigma of Arrival” ce premier chapitre met en lumière l’extraordinaire virtuosité de Corbet et le talent de son chef opérateur qui utilise le 70 mm de manière radicale. Ample et majestueux, ce segment pose les bases du drame à venir tout en racontant la traditionnelle aventure de l’immigrant américain. Du caniveau jusqu’au sommet.
Le deuxième chapitre (après un entracte de 15 minutes) va s’employer à détruire tout cela : le film brosse alors le portrait du magnat mégalo et met en scène le fossé culturel qui oppose la naïveté et la « pseudo » innocence américaine au tragique européen, auscultant sans pitié l’antisémitisme fifties des USA, l’un des piliers de l’âge d’or du pays. Toth se heurte progressivement à la haute bourgeoisie protestante qui voit d’un très mauvais œil ce juif, lesté du poids de la vieille culture européenne et qui veut imposer de nouveaux standards de construction, prendre de plus en plus de place dans la communauté. Et alors qu’on s’attendait à voir la quête et la construction d’une oeuvre d’art totale et sublime (le chapitre s’intitule « The Hardcore of Beauty »), ce volet concasse les fondements du rêve américain met en scène la bataille entre la forme et la fonction, entre la beauté et l'horreur, racontant comment l’American Dream est en fait une machine cauchemardesque qui broie les immigrants et recrache leurs cadavres pour nourrir son sol.