Première
par Thierry Chèze
Cette Palme d’Or ne vient pas de nulle part. Avant Anatomie d’une chute, tous les films de Justine Triet (La Bataille de Solferino, Victoria et Sibyl) avaient déjà eu les honneurs d’une sélection cannoise. Mais à chaque fois, elle en était repartie bredouille. Au soir de sa première projection, devant les réactions enthousiastes - française comme internationale – on pouvait parier sans grand risque qu’il en irait différemment. Et le verdict a donc tourné pleinement à son avantage, sans susciter ces débats habituels post- annonce du palmarès.
Une Palme d’or incontestée donc… et incontestable pour un récit au suspense insensé, jusque dans son ultime ligne droite. Tout part d’un corps sans vie retrouvé au pied d’un chalet montagneux après cette chute qui donne son titre au film. Cet homme c’est Samuel, aspirant à une carrière littéraire dans laquelle sa femme – et mère de leur fils malvoyant Daniel – Sandra excelle. De quoi ajouter de la frustration dans un couple où le quotidien a fini par faire naître le lent poison du désamour ? De quoi faire de Sandra la coupable idéale de ce possible meurtre ou expliquer qu’à bout, Samuel ait décidé de suicider ? Tel est le doute permanent dans lequel la réalisatrice nous maintient pendant… 2h30. Mais 2h30 qui tiennent en haleine sans temps mort. Et racontent qu’à aucun moment Justine Triet ne tremble, stylo ou caméra à la main. Que sûre de ses parti pris, elle ne paraît pas un seul instant gagner par ce qu’on pourrait penser de son film. A l’image de cette idée centrale, sur le papier un peu appuyée - que l’enfant quasi aveugle (Milo Machado Graner, fascinant) de ce couple va devenir celui… qui voit le mieux la situation. Un parti pris qui, au final, fonctionne à plein car c’est à travers lui qu’on vit, fébrile, chaque rebondissement de ce procès où la parole (à commencer par un enregistrement audio d’une crise violente entre Sandra et Samuel, pièce centrale du dossier) tient un rôle central.
Toute la mise en scène de Justine Triet est à lire à l’aune de ce parti- là. Elle fait voler en éclats les codes filmiques du film de procès (plans fixes, lignes symétriques…) par un jeu de zooms, de contres- plongées et de mouvements de caméra permanent mais pleinement maîtrisé, épousant le regard de cet enfant qui vagabonde pour échapper à l’intensité des échanges. Et cette mise en scène – là est surtout au service d’un scénario magistral, co- écrit avec son compagnon Arthur Harari (qu’on retrouvera le 27 septembre … campant George Kiejman dans un autre film de procès majeur, Le Procès Goldman de Cédric Khan !). Car s’y entremêle avec une fluidité jamais prise en défaut la difficulté voire l’impossibilité de faire naître LA vérité, une réflexion sur le couple à l’aune des bouleversements provoqués par #Metoo et l’exploration de la judiciarisation de l’intime, phénomène qui ne cesse de croître ces dernières années. Le récit se déploie ainsi sur plusieurs strates, dont chacun vient compléter l’autre. Avec une cérébralité qui se marie à ce qu’on voit Sandra ressentir physiquement (ou nous le faire croire ?) à chaque témoignage ou chaque affrontement non dénué de touches d’humour audacieuses qui, là encore font mouche, entre son avocat et le procureur, campés par les épatants et complémentaires Swann Arlaud et Antoine Reinartz.
Enfin, ce grand film est aussi celui d’une immense actrice : Sandra Hüller. Tant on pourrait le voir et le revoir sans jamais pouvoir deviner ce qui se cache derrière ses yeux, si « sa » Sandra n’est que sincérité, machiavélisme ou justement profondément humaine, donc un peu des deux ! Tant de précision, d’intelligence dans le jeu au fil différentes langues (allemand, anglais, français) que son personnage parle, tant de puissance, tant de charisme n’écrasent jamais le film mais le propulsent encore plus haut.