Première
par Thomas Agnelli
Au départ, on redoute le pire. Vraiment. Que Leos Carax, treize ans après Pola X, cet effroyable pensum, se complaise une fois encore dans la posture de l’artiste maudit. Or, son nouveau long métrage est magique, accessible et d’une prodigieuse légèreté. Le héros polymorphe (Denis Lavant, qui depuis Boy Meets Girl joue le double de Carax) vit un jour sans fin, contraint d’accepter onze rôles différents comme autant de missions ultrasecrètes. Chaque personnage implique une métamorphose physique et le projette tour à tour dans la comédie, le mélodrame, l’action, le réalisme magique, du cinéma le plus ancien au plus moderne, du muet à la motion capture... Quand Oscar quitte une scène, son rôle change, mais le fi lm continue. Dès lors qu’on a compris ce principe proche de l’écriture automatique, Holy Motors ressemble à un miracle permanent, suscitant chez le spectateur toutes sortes d’émotions. Avec une liberté inouïe et un appétit de merveilleux cher aux surréalistes, Carax s’autorise tous les décrochages, tous les dérapages, toutes les rencontres. Surtout lorsqu’il demande à Eva Mendes de chanter en burqa face à monsieur Merde – le monstrecréé pour le film à sketches Tokyo ! – ou encore à Édith Scob, icône de Franju, de guider Oscar au volant d’une limousine blanche... Au-delà des citations évidentes (Murnau, Cocteau, Godard), l’écorché vif revient sur sa filmographie, notamment sur la mauvaise expérience du tournage des Amants du Pont-Neuf. Au cours d’une parenthèse musicale mémorable, Denis Lavant suit ainsi, tel un fantôme d’amour, une Kylie Minogue relookée dans une Samaritaine déserte. Elle lui offre son défi d’acteur le plus difficile, celui de rattraper vingt ans d’absence en seulement vingt minutes. C’est évidemment le défi du réalisateur qui, en deux heures, doit se reconstruire et suspendre l’incrédulité pour profiter une dernière fois de ce qui s’éloigne à jamais (sa femme, Katerina Golubeva est décédée quelques jours avant le tournage). Loin de sombrer dans la mélancolie facile, il rappelle que le cinéma permet de rendre le réel vivable, qu’il faut en faire pour la beauté du geste, au même titre qu’il faut apprendre à revivre. Derrière l’aspect ludique de ce dédale tortueux, Leos Carax ne masque pas son désenchantement, son impuissance face à une industrie cinématographique sclérosée. On aimerait tant lui dire que son Holy Motors est triste et euphorisant comme une fête de fi n du monde, d’une puissance désarmante, à en redonner le goût du cinéma aux morts et aux blasés. Que tout ce qui s’y joue, s’échange, se montre et se murmure nous bouleverse. Et que, grâce à lui, les limousines vrombiront encore longtemps.